Shirley de Gustav Deutsch: quand les pixels s’attaquent au pigment. Ce réalisateur est l’une des grandes figures du found footage, technique cinématographique qui consiste à réutiliser une image pour produire un autre film. L’auteur reprend alors minutieusement 13 toiles de Hopper pour reconstituer la vie d’une jeune femme, Shirley, entre 1930 et 1960. Une performance technique et un nouveau regard du cinéma sur la peinture.

Né à Vienne en 1952, Gustav Deutsch fait d’abord des études d’architecture avant de s’intéresser à la vidéo. Il crée d’abord des courts métrages puis s’intéresse aux nouvelles technologies et notamment celle du found footage. Cette dernière permet en laboratoire ou par le biais d’une caméra libre, de retravailler une image déjà existante. En 2014, il décida de réincarner, recréer 13 tableaux de Edward Hopper.

Edward Hopper est un peintre américain né en 1882. Avec un style particulier reconnaissable entre mille, il met en scène des personnages dans un décor très épuré. Plus que de représenter la réalité du quotidien, il la met en scène. Par ailleurs, il choisit des lieux emblématiques de la société de consommation américaine. En effet, ce sont des stations essence, des chambres d’hôtel, des bars vides qui peuplent ses toiles. Les personnages statiques évoluent dans ce décor transitoire et ne se parlent pas. Ils semblent attendre quelque chose ou quelqu’un qui n’arrive pas.

Hopper est un artiste dont toute la carrière se déroule entre 1930 et 1960, à un moment où l’Amérique subit de grandes mutations sociales et économiques. Mais il ne peint pas les faits, juste leurs répercussions sur l’homme. Pour ce faire, et après avoir longtemps médité, l’artiste utilise presque systématiquement dans sa palette, des pigments qui imitent à la perfection une lumière de néon. Cela lui permet de dénoncer à la fois le consumérisme américain et la vision d’une Amérique de studio.

Ces cadrages sont photographiques, ses scènes assez statiques, ses personnages immobiles. Les plans en aplat permettent une fusion subtile d’éclairage où les couleurs chaudes et froides fusionnent avec bonheur. Les personnages sont silencieux et en attente, au point que de nombreux auteurs ont voulu les faire parler d’une manière ou d’une autre.

Voilà pourquoi Gustav Deutscht, décédé en 2019, nous a laissé en 2014 cette création étonnante à partir de 13 toiles d’Edward Hopper. Ainsi, il imagine la vie d’une jeune femme, Shirley, mariée à un journaliste, vivant les principaux évènements de l’Amérique des années 30 à 60. Et il la fait parler à travers les toiles de Hopper, qu’il a filmé avec une lumière strictement identique. Ce travail est le fruit d’une longue maturation. En effet, en 2009, à l’occasion de l’exposition à Vienne intitulée Western Motel Deutsch avait recrée grandeur nature la toile de Hopper, Western Motel. Ainsi, les visiteurs pouvaient occuper la chambre du Western Motel.

En 2010, ce projet de reproduction des toiles de Hopper prend une dimension architecturale. En effet, Deutsch reproduit à l’identique douze autres toiles de Hopper. Il ne restait plus qu’à y inviter les acteurs pour occuper l’espace comme sur les toiles du peintre. Le film Shirley est issu de ce long travail. Le film débute sur une image reproduisant le plus tardif des tableaux de Hopper Chair Car. L’actrice Stephanie Cumming entre dans le wagon, s’assied et tire de son sac un recueil de poèmes dont la couverture représente Western Motel. Le recueil est ensuite zoomé jusqu’à créer à travers un large floutage, une invitation à suivre la fiction.

Chaque scène se passe un 28 août, il n’y a que les années qui changent. Shirley est une comédienne qui entre dans une chambre d’hôtel très impersonnelle et s’exclame quelle horrible lumière! Voici donc un clin d’oeil à la lumière au néon largement présente dans la peinture de Hopper. Puis elle est dans un salon avec son époux qui est journaliste. Ils ne se parlent pas, mais elle déclame devant la fenêtre. La caméra reste immobile, seuls les acteurs se meuvent avec une grande lenteur. Nous voyons le salon depuis l’extérieur, comme dans la toile de Hopper, comme si nous étions des voyeurs.

Tantôt ouvreuse dans un cinéma ou dans le hall d’un hôtel assise dans un fauteuil, Shirley nous parle de l’Amérique qu’elle vit. Elle évoque la dépression des années Trente, les conflits sociaux, le mac Carthysme, seule devant sa fenêtre, en déclamant une tirade, en écoutant les déclarations radiophoniques ou en lisant le journal. Aussi Shirley lit une pièce d’Elia Kazan, clin d’oeil de Deutsch pour évoquer la participation du cinéaste à la Chasse aux sorcières. Dans toutes ces mutations, Shirley nous fait part de ses propres choix.

Par exemple, elle souhaite faire du théâtre mais ne veut pas se compromettre dans les productions hollywoodiennes. En cela, Deutsch tient compte du fait que Hopper a toujours critiqué l’industrie culturelle d’Hollywood. Ainsi, Shirley est d’abord ouvreuse, puis au chômage, elle se retrouve secrétaire dans le journal de son mari. Certaines scènes évoquent aussi la vie privée du couple, ses silences et ses complicités.

Tout le travail de Deutsch est de rétablir une communication entre les personnages et de faire parler les solitaires. Dans le tableau de Hopper, l’ouvreuse est isolée derrière le mur et attend dans un réduit baigné de lumière électrique. Dans le film de Deutch, elle déclame un plaidoyer en faveur du théâtre contre le cinéma. Deutsch va donc bien plus loin que les reflexions silencieuses de Hopper. Par ailleurs, il se donne la liberté d’interpréter à volonté la matrice qui est l’image figée de Hopper. Chaque séquence durent cinq à six minutes pour détourner la scène de son enjeu initial et de lui donner une autre vie qui l’enrichit.

Shirley de Gustav Deutsch projection et débat conférence le 22 mai 2022 à 17h00 au Trianon de Marvejols